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Installé dans son luxueux bureau d’Avaris où lui parvenaient les rapports des recenseurs, le Grand Trésorier Khamoudi avait beaucoup grossi. Celui que ses subordonnés surnommaient, en grand secret, « Sa Suffisance » ou « Attrape-tout », était devenu richissime. Contrôlant la production de scarabées et de papyrus, prélevant pour son compte personnel une partie des rentrées fiscales avec l’accord d’Apophis, il laissait libre cours à son avidité, doublée d’une solide avarice.
Au terme de trois années d’efforts, le recensement s’achevait. Conformément aux instructions de Khamoudi, les soldats hyksos avaient exploré les moindres recoins de l’Égypte et de la Nubie, revenant à plusieurs reprises dans les contrées les plus peuplées, de sorte que ni une tête d’homme ni une tête de bétail ne leur échappât. Et le résultat était remarquable : pas un être humain ne se soustrairait aux multiples impôts décrétés par l’empereur.
Déçu par les débuts de l’entreprise, Khamoudi avait eu une idée géniale : confier les premières déclarations à des scribes locaux. En cas d’erreur lors de la vérification par des officiels hyksos, ils étaient brûlés vifs en place publique. La mesure avait produit les effets escomptés : les lettrés égyptiens s’étaient révélés d’excellents collaborateurs, traquant jusqu’au dernier paysan qui se terrait sur son lopin de terre, même dans une province reculée.
Aussi était-ce avec une légitime fierté que Khamoudi pouvait se présenter devant son maître, occupé à calculer la prochaine grille des salaires des soldats et des fonctionnaires de l’État hyksos. La démarche était aussi simple qu’efficace : les augmenter en prélevant davantage sur les revenus de ses sujets, placés dans l’incapacité de protester.
— Majesté, le recensement est un franc succès !
— De combien se sont élevées nos recettes ?
— Plus de trente pour cent ! Même les Nubiens ont été matés. Je ne dis pas que Nedjeh ne dissimule pas quelques trésors familiaux qu’il a oublié de déclarer, mais ne faut-il pas lui pardonner cette faute vénielle ?
— En échange, tu majoreras le prix du blé que nous lui vendons. Aucun incident notable ?
— Nous avons perdu une patrouille qui a eu l’imprudence de se baigner dans le Nil, à un endroit infesté de crocodiles. On n’a retrouvé que des morceaux de chair collés aux uniformes. Pas d’autre incident. Qui oserait se révolter contre notre armée ? Même les farouches Nubiens ont compris qu’il valait mieux obéir sans discuter à l’amiral Jannas. Autre motif de satisfaction : l’extinction de tout mouvement de résistance et le nombre croissant de collaborateurs égyptiens. Le gouverneur d’Edfou, Emheb, a été un recenseur actif. La campagne thébaine comptait le double d’animaux que prévu, et il a même débusqué les propriétaires d’un seul porc.
— N’a-t-il pas protégé sa propre ville ?
— Pas du tout, Majesté ! Être investi d’une mission officielle lui a donné des ailes de rapace. Grâce à lui, nous saignerons Edfou à blanc.
— Nomme-le inspecteur général des impôts de la province thébaine, et que ses rentrées fiscales soient en constante hausse. Son attitude inspirera certainement d’autres notables égyptiens, qui accéléreront le pourrissement de leur peuple.
Même l’Afghan était épuisé.
Depuis le début du recensement, le petit groupe de résistants était sans cesse obligé de se déplacer, avec la crainte d’être intercepté par l’une des nombreuses patrouilles hyksos qui sillonnaient la Moyenne-Égypte sans oublier les fermes isolées.
À plusieurs reprises, le désert leur avait fourni un abri temporaire, mais le manque de vivres les contraignait à retourner dans la campagne où les paysans se montraient hostiles.
Il n’était plus question de recruter, mais uniquement de survivre.
— On ne tiendra plus longtemps, confessa le Moustachu. Les nerfs de nos hommes sont à bout. À force de servir de gibier, ils sont rongés par la peur. Certains ont même envie de rentrer chez eux.
— Ils y seront exécutés.
— Ils préfèrent ça à une fuite continuelle.
— Je tenterai de les raisonner. Et si je n’y parviens pas…
— Tu ne vas quand même pas abattre ceux qui n’y croient plus ?
— Tu proposes une meilleure solution ?
L’Afghan avait raison. Mais comment se résoudre à une telle extrémité ?
— Si nous les laissons partir, renchérit l’Afghan, ils nous dénonceront. Tout ce que nous avons subi pendant plusieurs années n’aura servi à rien.
— Ce sont nos compagnons, pas nos ennemis !
— En perdant pied, ils le deviendront.
L’un des résistants les alerta.
— Un fermier vient vers nous.
— Connu ?
— Il nous a déjà donné asile.
— Vérifie s’il est suivi par des Hyksos.
Le paysan était seul.
Sous la protection de l’Afghan, caché derrière un tamaris, le Moustachu accepta de lui parler.
— Que veux-tu, fermier ?
— C’est fini, le recensement est terminé ! Les patrouilles spéciales sont reparties pour Avaris, la flotte de guerre aussi. Il ne reste plus que les troupes d’occupation habituelles. Dès ce soir, vous pourrez dormir chez moi.
Thèbes était exsangue.
Ahotep ne regrettait pas d’avoir approuvé la stratégie préconisée par le gouverneur Emheb, mais elle ruinait les habitants de la petite cité. Les nouvelles taxes sur les récoltes laissaient à peine aux Thébains de quoi manger, et il fallait toute la force de persuasion d’Ahotep pour préserver leur goût de vivre.
Téti la Petite la secondait avec efficacité. Se rendant souvent sur le marché, elle expliquait aux maîtresses de maison que la famille royale ne mangeait ni mieux ni davantage qu’elles. Et le petit Kamès affirmait haut et fort que Thèbes triompherait de tous ses ennemis.
Le marchand de vases Chomou souffrait d’une dépression nerveuse. Il avait espéré que les militaires hyksos resteraient à Thèbes et lui attribueraient le poste de maire pour le remercier d’avoir dénoncé ceux qui possédaient quelques biens sans les avoir déclarés au fisc. Bien qu’il l’eût chaudement félicité, le gouverneur Emheb était retourné à Edfou sans démettre de ses fonctions la reine Ahotep, qui, il est vrai, avait accepté toutes ses conditions.
Comment lutter contre la popularité de la jeune souveraine et de la reine mère ? Englué dans sa déception, Chomou n’avait guère d’arguments à offrir aux partisans de la collaboration, puisque Ahotep satisfaisait aux exigences de l’empereur.
Le Supérieur des greniers Héray l’avait un peu réconforté en lui promettant que, dans l’avenir, il aurait certainement un rôle décisif à jouer. Sa dévotion envers le nouveau maître du pays ne passerait pas inaperçue, d’autant plus que le rapport du gouverneur Emheb avait été particulièrement élogieux à l’égard de ce collaborateur si diligent.
En vérité, Emheb s’était bien gardé d’évoquer le cas de ce rongeur qu’Héray surveillait comme le lait sur le feu. Tôt ou tard, Chomou sortirait de son état d’abattement et retrouverait sa capacité de nuire.
Dans la région thébaine, le recensement n’était pas tout à fait terminé. Sous peine d’être soupçonné, Emheb n’avait pu empêcher un détachement hyksos de se rendre sur la rive ouest de Thèbes afin d’y inspecter la nécropole et ses abords, pourtant réputés vides de toute habitation.
Mais pas un coin de terre ne devait échapper aux recenseurs.
Et, s’ils faisaient correctement leur travail, ils tomberaient sur la base secrète.